CARTE BLANCHE A HERVÉ THIS – 1. RIEN QUE DES IDEES TRES SIMPLES

CARTE BLANCHE A HERVÉ THIS - 1. RIEN QUE DES IDEES TRES SIMPLES

Dès 1742, dans Les dons de Comus, Marin dit que la cuisine est «une espèce d’analyse chimique»; puis, en 1847, le grand Antonin Carême écrit (deux fois!) dans la première page de son monumental Art de la cuisine française au XIXe siècle, que le cuisinier fait de la chimie sans le savoir. A vrai dire, ce n’est pas exact: la chimie est une science, et non l’application de la science. Le cuisinier fait des opérations où se déroulent des réactions chimiques ou physiques, parfois biologiques, mais il n’est pas chimiste pour autant, puisque son objectif n’est pas l’exploration du monde des molécules; c’est la Cuisine.

Mon ami Pierre Gagnaire qui me fait l’immense honneur de croire que ma chimie peut être utile à l’Art culinaire m’a un jour demandé s’il devrait se lancer dans des études de chimie, pour perfectionner son art. Non, il lui suffit de bien connaître des faits simples, ce que Jean-Anthelme Brillat-Savarin nommait «des lois éternelles de la nature». Dans cette chronique, je vous propose d’examiner ces faits très simples pour en tirer des innovations culinaires.

De l’huile, d’un côté; de l’eau de l’autre

Ce mois-ci, commençons par «l’huile ne se mélange pas à l’eau». Vous savez, je n’assomme personne avec des équations savantes. Inversement, je vous entends presque dire in petto: «Ouais… Je sais qu’il a la tête dans les nuages, mais où irons-nous d’évidences? ». Voici où nous irons: si l’huile ne se mélange pas à l’eau, comment se fait-il que l’huile versée dans un jaune d’œuf et du vinaigre semble s’y mêler parfaitement?  Et pourquoi certaines sauces chaudes, où l’huile, le beurre fondu ou un autre corps gras chauffé (qui a «fait huile», donc) se séparent, au grand dam de l’exécutant? Tout tient dans cette remarque liminaire: l’huile ne se mélange pas à l’eau.

Rien ne vaut l’expérience: dans un bol, mettons de l’eau et observons. Elle est liquide parce qu’elle est composée de «trucs» très petits, nommés molécules, qui bougent dans tous les sens, à la façon de boules de billard en chocs incessants. Pourquoi bougent-ils? Pensez à de tout petits grains de poussière: le moindre vent les met en mouvement. Or la chaleur, c’est comme le vent de l’énergie. L’eau est liquide en raison de ce mouvement incessant des objets individuels que sont les molécules: si l’on incline le bol, les molécules tombent une à une, et comme elles sont très nombreuses et trop petites pour être vues à l’œil nu, on voit un filet continu, liquide.

Versons maintenant un filet d’huile sur l’eau. L’huile est liquide, parce que composée de molécules qui, elles, sont comme des peignes souples à trois dents. Ces molécules tombent en filets ou en gouttes, qui s’enfoncent dans l’eau, se fragmentent en gouttes transparentes, un peu jaunes, qui reviennent flotter à la surface. Pourquoi? La place qui m’est donnée ici est trop petite pour répondre à toutes les questions passionnantes de ce genre. Contentez vous d’observer que ces gouttes ne se rassemblent pas toujours immédiatement. Souvent, vous les voyez, choses brillantes amassées dans la partie supérieure du bol. Puis, lentement, les gouttes voisines fusionnent (on dit qu’elles «coalescent») et une couche d’huile finit par surmonter la couche d’eau. C’est cela que l’on veut dire quand on dit que l’huile et l’eau ne se mélangent pas: contrairement à de l’alcool à 90 degrés que l’on aurait versé sur l’eau, contrairement à du vinaigre qui aurait été versé sur l’eau, l’huile et l’eau finissent par former des couches séparées.

Fouettons l’huile dans l’eau: vous voyez que l’eau, initialement transparente et sans couleur, blanchit à mesure que l’huile est divisée en petites gouttes par le fouet: la lumière du jour se réfléchit sur chaque goutte et nous voyons des reflets blancs qui prennent le dessus et font disparaître le jaune de l’huile. Pendant un bref instant, après que le fouet a arrêté de fouetter, on voit un ballet de gouttes d’huile dans l’eau. Cela, c’est une dispersion de gouttes d’huile dans l’eau. Le «mélange» s’est fait mais il est instable.

Comparons ce résultat avec celui que l’on obtient en mettant un peu d’eau, une goutte de liquide à vaisselle et de l’huile que l’on fouette: là, vous obtenez une sorte de préparation crémeuse ou laiteuse. C’est ce que l’on nomme une émulsion. Elle subsiste longtemps ainsi et l’huile semble cette fois mélangée à l’eau… mais un microscope montre bien que l’huile n’est encore que dispersée dans l’eau, sous la forme de gouttelettes d’huile. D’où la couleur blanche: pensez aux reflets de la lumière blanche sur les innombrables gouttelettes d’huile!

Pourquoi cette émulsion tient-elle plus que la dispersion d’huile dans l’eau pure? La seule différence entre les deux cas, c’est la présence du liquide à vaisselle… qui vient enrober les gouttes d’huile. Avec leur «coque» protectrice de liquide à vaisselle, ces gouttes d’huile ne fusionnent plus et restent un certain temps dispersées dans l’eau. Toutefois, lentement, elles coalesceront quand même et l’huile viendra flotter sur l’eau. Une émulsion est stabilisée, par rapport à une dispersion d’huile dans l’eau pure, mais elle n’est pas stable.

Vite, en cuisine!

Evidemment, je souhaite qu’aucun cuisinier ne nous serve d’émulsion au liquide à vaisselle! Et il faut rapidement que nous passions en cuisine. La morale de l’expérience précédente, c’est que l’on obtient une émulsion si nous mêlons de l’eau, de l’huile et un produit qui stabilisera les gouttes d’huile.

L’eau devra avoir du goût: déclaration paradoxale pour tous ceux qui ont appris que l’eau était un liquide incolore, inodore, sans saveur, transparent. Ce que j’entends par «de l’eau qui a du goût», c’est plus exactement de l’eau additionnée de molécules qui lui donnent du goût. Par exemple, le vin est principalement fait d’eau mais il contient des molécules qui lui donnent du goût. Comme le vinaigre, le bouillon, les fumets et fonds, les jus de viande, de légumes ou de fruits…

Dans cette eau, nous disperserons au fouet ou à l’aide de tout autre instrument moderne (êtes-vous bien certains que le fouet, qui date du Moyen Âge, est l’outil le plus efficace pour disperser?) de l’huile… qui aura du goût: pourquoi utiliser ces huiles neutres, trop coûteuses pour le goût minable qu’elles apportent au plat? Pourquoi ne pas les utiliser pour des infusions, des macérations, des décoctions qui leur donneront le goût qu’elles n’ont pas? Le cuisinier que vous êtes aura alors mieux tiré parti de ses ingrédients en utilisant le fait que les molécules de l’huile peuvent dissoudre (je parle maintenant de dissoudre, non de mélanger, ni de disperser) des molécules odorantes variées.

Enfin, il vous faudra remplacer le liquide à vaisselle par autre chose de plus comestible: classiquement, dans les sauces mayonnaise, c’est le jaune d’œuf qui, par ses protéines, joue le rôle du liquide à vaisselle. Dans les sauces que l’on «monte au beurre», c’est la gélatine qui a été extraite des viandes qui fait cet office (essayez un jour de chauffer de l’eau avec une feuille de gélatine et du beurre: vous me direz des nouvelles du sentiment «confortable» qui apparaît). Dans l’aïoli, le vrai, pas la sauce minable que l’on fait aujourd’hui avec du jaune d’œuf, de la mie de pain trempée dans du lait et de la pomme de terre, c’est l’ail lui-même qui apporte ce qu’il faut…

Terminons par l’innovation

Car tous les tissus végétaux ou animaux, c’est-à-dire les viandes, poissons, légumes, fruits… sont composés de cellules, lesquelles sont de petits sacs qui contiennent de l’eau et des molécules qui ont du goût. Le sac lui-même, la membrane cellulaire, a une nature chimique très analogue à celle du liquide à vaisselle, et voici pourquoi on obtient une émulsion nommée aïoli quand on pile de l’ail avec de l’huile: l’ail apporte l’eau et les molécules qui enrobent les gouttelettes d’huile, tandis que l’huile apporte… l’huile. Le jaune d’œuf, avec son goût puissant qui n’a rien à faire dans l’aïoli, est inutile tout comme le pain, la pomme de terre ou le lait.

Et l’on en déduit que l’on peut faire n’importe quel «oli» en partant d’un poisson, d’une viande, d’un légume ou d’un fruit que l’on pile avec de l’huile ou tout autre corps gras qui «fait huile».
Tout cela parce que nous sommes partis d’une observation simple: l’huile et l’eau ne se mélangent pas!

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